lundi 30 mars 2009

Parole de Fedor Dostoievski


[...] Lorsque j'eus pénétré dans la salle de jeu (pour la première fois de ma vie), je restai quelque temps sans me décider à jouer. De plus, j'étais arrêté par la foule. Mais, même si j'avais été seul, je crois que je serais parti au lieu de commencer à jouer. Le cœur me battait, je l'avoue, et je n'avais pas mon sang-froid ; j'étais convaincu et avais décidé depuis longtemps que je ne partirais pas de Roulettenbourg comme j'y étais arrivé ; un événement radical et décisif interviendrait infailliblement dans ma destinée. Il le faut, et il en sera ainsi. Si ridicule que soit cet espoir que j'ai mis en la roulette, je trouve plus ridicule encore l'opinion généralement admise qui estime absurde d'attendre quoi que ce soit du jeu. Pourquoi le jeu serait-il pire qu'aucun autre moyen de se procurer de l'argent, que le commerce, par exemple ? Il est vrai qu'un homme sur cent gagne. Mais est-ce que je me soucie de cela !
En tout cas, j'avais résolu d'observer d'abord et de ne rien entreprendre de sérieux ce soir-là. S'il m'arrivait quelque chose, ce ne pouvait être que par hasard et en passant ; c'est ce que j'escomptais. De plus, il me fallait étudier le jeu lui-même ; car, malgré les innombrables descriptions de la roulette, que je n'avais toujours pas lues avec une telle avidité, je ne pouvais rien comprendre à son maniement avant de le voir de mes propres yeux.
Au premier abord, tout me parut sale, moralement sale et abject. Je ne veux pas parler de ces visages avides et inquiets qui assaillent par dizaines, par centaines même, les tables de jeu. Je ne vois décidément rien de malpropre dans le désir de gagner le plus vite et le plus possible ; j'ai toujours trouvé inepte l'idée de ce moraliste repu et à l'abri du besoin qui, alors qu'on lui alléguait qu'on jouait de petites sommes, répondit : "C'est encore pis, car cela vient d'une cupidité mesquine." Comme si la cupidité mesquine ou la cupidité large n'étaient pas une seule et même chose ! C'est une question de proportion. Ce qui est mesquin aux yeux de Rothschild est l'opulence même aux miens, et pour ce qui est des gains et des pertes, les gens, non seulement à la roulette, mais partout, n'ont qu'un seul mobile : gagner ou prendre quelque chose à autrui. Le lucre et le profit sont-ils sordides en soi ? C'est une autre question. Ce n'est pas ici que je la résoudrai. Comme j'étais moi-même au plus haut degré possédé par le désir de gagner, toute cette cupidité, toute cette infamie de la cupidité, si vous voulez, m'était, dès mon entrée dans la salle, plus proche, plus familière, pour ainsi dire. Il n'y a rien de plus plaisant que de ne pas se gêner devant les autres mais d'agir ouvertement et sans retenue. Et à quoi bon se tromper soi-même ? C'est là l'occupation la plus vaine et la plus inconsidérée. Ce qui déplaisait le plus au premier coup d'oeil dans toute cette racaille, c'était la gravité, le sérieux, le respect même avec lequel tous ces gens entouraient les tables de jeu. Voilà pourquoi il y a ici une distinction marquée entre le jeu de mauvais genre et celui qui est permis à un homme comme il faut. Il y a deux sortes de jeu : celui des gentlemen et celui de la plèbe, jeu cupide bon pour la roture. Ici la démarcation est très nette, et comme c'est infâme au fond ! Un gentleman, par exemple, peut risquer cinq ou dix louis d'or, rarement plus ; il peut aller jusqu'à mille francs s'il est très riche, mais c'est uniquement par jeu, pour s'amuser, uniquement pour suivre le processus du gain ou de la perte ; il ne s'intéresse pas du tout au fait même de gagner. S'il a gagné, il peut, par exemple, se mettre à rire à voix haute, faire part de ses remarques à l'un de ceux qui l'entourent, ou même jouer encore une fois et doubler sa mise, mais simplement par curiosité, pour observer les chances, pour faire des calculs, et non par un vulgaire désir de gagner. En un mot, il ne considère toutes ces tables de jeu, à la roulette ou au trente et quarante, que comme un divertissement organisé pour son seul plaisir. Il ne doit même pas soupçonner les appétits et les pièges sur lesquels repose la banque. Ce serait même fort élégant de sa part de s'imaginer que tous les autres joueurs, tous ces gens de peu qui tremblent pour un florin, sont des riches gentlemen comme lui et qu'ils jouent uniquement pour se distraire et passer le temps. Cette totale ignorance de la réalité et des vues simples sur les hommes seraient, évidemment, des plus aristocratiques. [...]

Fedor Dostoievski, Le Joueur, 1866.

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