vendredi 10 avril 2009

Parole d'Honoré de Balzac


[...] Un homme qui travaille consciencieusement à mettre l'histoire de son pays entre les mains de tout le monde, à la rendre populaire par l'intérêt de la composition secondaire, à inspirer le goût des études historiques par l'attrait des livres qui satisferont, avant tout, au besoin renaissant qu'a créé la civilisation actuelle, de nourrir l'esprit comme on nourrit le corps, un homme qui essaye de servir cette faim des mets plus substantiels, qui tente de préserver à ces imaginations lassées du mauvais, des tableaux de genre où l'histoire nationale soit peinte dans les faits ignorés de nos mœurs et de nos usages, de rendre sensibles et familiers à toutes les intelligences les contrecoups que ressentaient les populations entières des discordes royales, des débats de la féodalité, ou des vengeances populaires ; d'offrir les résultats d'institutions de lois érigées au profit d'intérêts particuliers, de besoins éphémères ou des systèmes royal et féodal aux prises, un homme qui tâche de configurer les rois par les peuples, les peuples par certaines figures plus fortement empreintes de leur esprit ; de dessiner les immenses détails de la vie des siècles, de donner une idée des oscillations produites par le fanatisme des religions amplifiées, de ne plus faire enfin, de l'histoire un charnier, une gazette, un état civil de la nation, un squelette chronologique, cet homme-là, doit marcher longtemps, sans s'embarrasser des criailleries, jusqu'à ce qu'il ait été compris, il lâchera prise en reconnaissant, à la voix de quelques amis fidèles, que la tâche est au-dessus de ses forces ; et s'il a eu le courage d'entreprendre, il aura celui de sentir qu'une idée grande, et une volonté puissante, ne donnent pas toujours le talent de l'exécution.
L'histoire tragi-comique entreprise par lui, est assez vaste pour imposer le respect, assez noble dans son but pour n'être pas injuriée. Elle a des enseignements aussi majestueux, moins ennuyeux, plus pénétrants peut-être que ceux de la Clio classique et son œuvre a droit à l'estime publique tout autant que celles de ces courageux jeunes gens qui s'en vont à travers mille écueils étudier l'esprit des époques les plus sombres de notre histoire, essayant de retrouver la vérité cachée par le sacerdoce, mutilée par l'aristocratie, frayant ainsi la route à ceux qui, avec une imagination plus hardie viennent sculpter et décorer le monument dont ils ont posé les premières pierres. [...]


Honoré de Balzac, Avertissement du Gars, manuscrit, 1828.

samedi 4 avril 2009

Parole de William Shakespeare


[...] The sun of Rome is set. Our day is gone.

Clouds, dews and dangers come ;

our deeds are done. [...]




William Shakespeare, Julius Caesar, 1623.

jeudi 2 avril 2009

Parole de Stefan Zweig


[...] Le plus étrange est qu'avec la meilleure volonté du monde je ne parviens plus à me rappeler aujourd'hui le manière dont nous avons gouverné notre maison au cours de ces années, ni en fait où chacun pouvait se procurer en Autriche, jour après jour, les milliers et les dizaines de milliers de couronnes, et plus tard, en Allemagne, les millions que l'on dépensait quotidiennement pour vivre tant bien que mal. Mais le mystérieux, c'est qu'on les avait. On s'accoutumait, on s'adaptait au chaos. Logiquement, un étranger qui n'a pas vécu cette époque doit s'imaginer que dans un temps où un œuf coûtait en Autriche autant qu'une automobile de luxe avant la guerre et plus tard, en Allemagne, quatre milliards de marks - ce qui aurait à peu près représenté, autrefois, la valeur de toutes les maisons du Grand Berlin -, les femmes échevelées couraient comme folles par les rues, que les magasins étaient déserts, parce que personne ne pouvait plus rien acheter et qu'avant tout les théâtres et les lieux de plaisirs étaient complètement vides. Mais de façon surprenante, c'est exactement le contraire qui se produisit. La volonté d'assurer la continuité de la vie était plus forte que l'instabilité de la monnaie. En plein chaos financier, la vie quotidienne se poursuivait presque sans trouble. Les situations individuelles se modifiaient profondément, des riches s'appauvrissaient, parce que l'argent de leurs comptes en banque ou placés en fonds d'État fondait. Mais le volant continuait de tourner sur le même rythme, sans se soucier du sort des particuliers, rien ne s'arrêtait : le boulanger faisait cuire son pain, le cordonnier confectionnait ses bottes, l'écrivain composait ses livres, le paysan cultivait la terre, les trains circulaient régulièrement, chaque matin le journal était déposé devant la porte à l'heure habituelle, et les lieux de divertissements, les bars, les théâtres étaient bondés. Justement par le fait imprévu que la valeur naguère la plus stable, l'argent, se dépréciait tous les jours, les hommes en venaient à estimer d'autant plus les vraies valeurs de la vie - le travail, l'amour, l'amitié, l'art et la nature - et tout le peuple vivait en pleine catastrophe avec plus d'intensité que jamais. Garçons et filles s'en allaient dans les montagnes et en revenaient brunis par le soleil, les bals publics faisaient entendre leur musique jusqu'à une heure avancée de la nuit, partout on fondait de nouvelles maisons de commerce et de nouvelles fabriques. Moi-même, je ne crois guère avoir jamais vécu et travaillé plus intensément qu'au cours de ces années. Ce qui, avant la guerre, nous avait paru important devenait plus important encore ; jamais en Autriche nous n'avons aimé l'art davantage que durant ces années de chaos, car, voyant que l'argent nous trahissait, nous sentions que seul ce qu'il y avait en nous d'éternel était véritablement constant. [...]


Stefan Zweig, Le Monde d'hier, Stockholm, 1944.

mercredi 1 avril 2009

Parole d'Antoine de Saint-Exupéry


[...] Et Rivière médite. Il ne conserve plus d'espoir : cet équipage sombrera quelque part dans la nuit.
Rivière se souvient d'une vision qui avait frappé son enfance : on vidait un étang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant que cette masse sombre se soit écoulée sur la terre, avant que remontent au jour ces sables, ces plaines, ces blés. De simples paysans découvriront peut-être deux enfants au coude plié sur le visage, et paraissant dormir, échoués sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyés.
Rivière pense aux trésors ensevelis dans les profondeurs de la nuit comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. Le nuit est riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas encore de couleurs.
Peu à peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouillés, les luzernes fraîches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants sembleront dormir. Et quelque chose aura coulé du monde visible dans l'autre.
Rivière connaît la femme de Fabien inquiète et tendre : cet amour à peine lui fut prêté, comme un jouet à un enfant pauvre.
Rivière pense à la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes encore sa destinée dans les commandes. Cette main qui a caressé. Cette main qui s'est posée sur une poitrine et y a levé le tumulte, comme une main divine. Cette main qui s'est posée sur un visage, et qui a changé ce visage. Cette main qui était miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus bas, c'est l'éternité. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite seul. Il tient encore le monde dans ses mains et contre sa poitrine la balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et promène, désespéré, d'une étoile à l'autre, l'inutile trésor qu'il faudra bien rendre...
Rivière pense qu'un poste radio l'écoute encore. Seule relie encore Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte. Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formé le désespoir. [...]

Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit, Paris, 1931.