mercredi 1 avril 2009

Parole d'Antoine de Saint-Exupéry


[...] Et Rivière médite. Il ne conserve plus d'espoir : cet équipage sombrera quelque part dans la nuit.
Rivière se souvient d'une vision qui avait frappé son enfance : on vidait un étang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant que cette masse sombre se soit écoulée sur la terre, avant que remontent au jour ces sables, ces plaines, ces blés. De simples paysans découvriront peut-être deux enfants au coude plié sur le visage, et paraissant dormir, échoués sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyés.
Rivière pense aux trésors ensevelis dans les profondeurs de la nuit comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. Le nuit est riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas encore de couleurs.
Peu à peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouillés, les luzernes fraîches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants sembleront dormir. Et quelque chose aura coulé du monde visible dans l'autre.
Rivière connaît la femme de Fabien inquiète et tendre : cet amour à peine lui fut prêté, comme un jouet à un enfant pauvre.
Rivière pense à la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes encore sa destinée dans les commandes. Cette main qui a caressé. Cette main qui s'est posée sur une poitrine et y a levé le tumulte, comme une main divine. Cette main qui s'est posée sur un visage, et qui a changé ce visage. Cette main qui était miraculeuse.
Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus bas, c'est l'éternité. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite seul. Il tient encore le monde dans ses mains et contre sa poitrine la balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et promène, désespéré, d'une étoile à l'autre, l'inutile trésor qu'il faudra bien rendre...
Rivière pense qu'un poste radio l'écoute encore. Seule relie encore Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte. Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formé le désespoir. [...]

Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit, Paris, 1931.

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