jeudi 2 avril 2009

Parole de Stefan Zweig


[...] Le plus étrange est qu'avec la meilleure volonté du monde je ne parviens plus à me rappeler aujourd'hui le manière dont nous avons gouverné notre maison au cours de ces années, ni en fait où chacun pouvait se procurer en Autriche, jour après jour, les milliers et les dizaines de milliers de couronnes, et plus tard, en Allemagne, les millions que l'on dépensait quotidiennement pour vivre tant bien que mal. Mais le mystérieux, c'est qu'on les avait. On s'accoutumait, on s'adaptait au chaos. Logiquement, un étranger qui n'a pas vécu cette époque doit s'imaginer que dans un temps où un œuf coûtait en Autriche autant qu'une automobile de luxe avant la guerre et plus tard, en Allemagne, quatre milliards de marks - ce qui aurait à peu près représenté, autrefois, la valeur de toutes les maisons du Grand Berlin -, les femmes échevelées couraient comme folles par les rues, que les magasins étaient déserts, parce que personne ne pouvait plus rien acheter et qu'avant tout les théâtres et les lieux de plaisirs étaient complètement vides. Mais de façon surprenante, c'est exactement le contraire qui se produisit. La volonté d'assurer la continuité de la vie était plus forte que l'instabilité de la monnaie. En plein chaos financier, la vie quotidienne se poursuivait presque sans trouble. Les situations individuelles se modifiaient profondément, des riches s'appauvrissaient, parce que l'argent de leurs comptes en banque ou placés en fonds d'État fondait. Mais le volant continuait de tourner sur le même rythme, sans se soucier du sort des particuliers, rien ne s'arrêtait : le boulanger faisait cuire son pain, le cordonnier confectionnait ses bottes, l'écrivain composait ses livres, le paysan cultivait la terre, les trains circulaient régulièrement, chaque matin le journal était déposé devant la porte à l'heure habituelle, et les lieux de divertissements, les bars, les théâtres étaient bondés. Justement par le fait imprévu que la valeur naguère la plus stable, l'argent, se dépréciait tous les jours, les hommes en venaient à estimer d'autant plus les vraies valeurs de la vie - le travail, l'amour, l'amitié, l'art et la nature - et tout le peuple vivait en pleine catastrophe avec plus d'intensité que jamais. Garçons et filles s'en allaient dans les montagnes et en revenaient brunis par le soleil, les bals publics faisaient entendre leur musique jusqu'à une heure avancée de la nuit, partout on fondait de nouvelles maisons de commerce et de nouvelles fabriques. Moi-même, je ne crois guère avoir jamais vécu et travaillé plus intensément qu'au cours de ces années. Ce qui, avant la guerre, nous avait paru important devenait plus important encore ; jamais en Autriche nous n'avons aimé l'art davantage que durant ces années de chaos, car, voyant que l'argent nous trahissait, nous sentions que seul ce qu'il y avait en nous d'éternel était véritablement constant. [...]


Stefan Zweig, Le Monde d'hier, Stockholm, 1944.

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